Éric Caravaca: la force de la délicatesse

ARTNEWSPRESS: Il a entamé l’année en jouant dans un drame sur le silence de l’Église à propos des prêtres pédophiles. Il la termine en jouant dans un film où la pratique aveugle de la religion entraîne des dérapages. Même si Les éblouis, premier long métrage – très fort – de Sarah Suco, n’a rien à voir avec Grâce à Dieu de François Ozon, Éric Caravaca y voit quand même, peut-être, un signe des temps. Nous avons rencontré l’acteur lors de son récent passage au festival Cinemania.

Les deux films dans lesquels on vous voit cette année abordent, chacun à leur manière, la question de la religion et de sa pratique. Pourquoi le cinéma s’intéresse-t-il particulièrement à cette question maintenant, d’après vous ?

Beaucoup de faits d’actualité ont été liés à la religion au cours des dernières années. Grâce à Dieu évoquait directement l’affaire Preynat [un prêtre pédophile du diocèse de Lyon qui a bénéficié de la complaisance de l’Église] et l’un des chapitres judiciaires de cette affaire s’est même joué au moment où le film de François Ozon sortait. Cette adéquation est assez rare parce que les films ont généralement un an ou deux de retard sur l’actualité. Cela dit, Les éblouis s’attarde à une communauté très radicale dans ses convictions religieuses, mais quand même marginale, alors que Grâce à Dieu évoquait le pouvoir de l’Église en tant qu’institution, aussi très sectaire.

Avec le recul, comment avez-vous vécu l’impact qu’a eu Grâce à Dieu et que vous en reste-t-il aujourd’hui ?

Il me reste d’abord un travail avec François Ozon, un vrai metteur en scène, qui construit son œuvre en variant les styles. Évidemment, l’impact du film m’a un peu étonné, car la réalité est carrément venue rejoindre la fiction. Ce fut un moment de prise de conscience collectif et je crois que cet écho était nécessaire. Le film a aussi eu le mérite de susciter une discussion au sein même de l’Église ou, à tout le moins, de lui donner l’occasion de faire son mea culpa. Les gens m’en ont beaucoup parlé aussi. J’estime que peu importe le genre d’abus, il est toujours bon de lever le rideau et de faire sortir la honte, d’en parler. Libérer la parole est important.

Dans Les éblouis, vous incarnez le père d’une famille qui intègre une communauté religieuse pratiquement en retrait du monde réel. La fille aînée, âgée de 12 ans [Céleste Brunnquell], voit ses parents, sa mère en particulier [Camille Cottin], tomber complètement sous l’emprise d’idées sectaires. Ce film est inspiré de la propre histoire de la cinéaste. Comment vous a-t-elle présenté son projet ?

Sarah a été très pudique. Nous savions que le scénario était en grande partie autobiographique, mais elle s’est aussi inspirée d’autres histoires que la sienne. Cela dit, le noyau dur du film reste son histoire personnelle alors que, très jeune, elle a essayé de prendre en charge ses frères et sœurs pour les sortir de là, en évoquant cette solidarité qu’ont les enfants quand ils doivent combattre ce qui les fait souffrir. Sarah nous a fait rencontrer des gens, qu’on a pu interviewer. Elle a aussi pris soin de faire de cette histoire une fiction. L’autobiographie n’existe pas vraiment au cinéma, car vous donnez votre histoire à des gens qui y apportent eux-mêmes leur propre humanité. C’est ce qui est beau, d’ailleurs.

Cette proposition vous a-t-elle immédiatement séduit ?

Tout de suite, oui. Quand quelqu’un vous fait une proposition de ce genre, la personnalité de celui ou celle qui vous la fait se révèle d’emblée. Dans ce genre de rencontres, les choses se passent souvent dans les silences. Sarah m’a beaucoup touché. J’aime les non-dits au cinéma. On essaie toujours de capter l’indicible et de montrer ce qui, peut-être, n’est pas montrable. J’ai en tout cas senti en Sarah son besoin fondamental de faire ce film.

Le personnage que vous incarnez est animé de convictions très fortes, qu’il exprime sincèrement, mais radicales à un point qu’elles deviennent rapidement malsaines. À titre d’acteur, comment trouver l’équilibre dans le jeu pour exprimer la vérité d’un tel personnage ?

Cet homme est d’abord très amoureux de sa femme, qui, elle, est coincée dans ses croyances. J’ai pris le personnage sous cet angle-là : un homme amoureux, prêt à tout pour que la femme qu’il aime, triste et dépressive, aille mieux, quitte à négliger tout le reste.

Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir acteur ?

Je m’en suis rendu compte beaucoup plus tard, mais c’est lié à la mort. Jeune, j’ai beaucoup joué au théâtre et je passais tout mon temps à lire les pièces de grands auteurs disparus : Beckett, Genet, etc. Je passais pratiquement ma vie avec eux et je retransmettais leur parole le soir. J’adorais ça et, paradoxalement, je trouvais ça très vivant ! Mais ce lien avec la parole des morts avait à voir, en fait, avec l’existence d’une sœur qui n’est plus dont on m’a caché l’existence. J’ai d’ailleurs fait un film là-dessus [Carré 35]. Évidemment, cela s’est fait de manière inconsciente au départ. Plus concrètement, il y a d’abord eu la découverte du verbe, de la lecture, et le théâtre crée des ponts de culture vers d’autres arts, très riches. Le cinéma vous vide plus en tant qu’acteur parce qu’il est souvent plus contemporain, avec des dialogues plus ancrés dans la vie quotidienne. Le cinéma n’est pas dans les grands textes, mais plutôt dans les partis pris de mise en scène.

L’acteur que vous êtes est-il plus heureux au théâtre ?

C’est, en tout cas, sur les planches qu’un acteur a un vrai droit de parole. Au cinéma, le vrai droit de parole se situe dans la mise en scène. Mais il y a toujours ce plaisir de la communauté. C’est pourquoi je choisis souvent mes rôles en fonction du metteur en scène. Il vaut mieux avoir un petit rôle dans un film réalisé par un ou une cinéaste dont la vision est forte et cohérente. J’ai aussi toujours eu le sentiment qu’il y a adéquation entre ce qui se passe dans la vie d’un acteur et les rôles qu’il obtient. La vie est importante parce qu’elle le nourrit, bien sûr. C’est pourquoi les acteurs peuvent bien vieillir. Comme le bon vin.

Comment avez-vous réagi la toute première fois que vous avez vu Les éblouis ?

Il m’a fallu un petit moment pour m’ajuster, mais je suis complètement entré dans l’histoire, sans penser à rien d’autre. J’étais heureux du résultat. J’avais le sentiment qu’une parole contenue depuis longtemps était sortie. Cela m’a fait penser à un dessin de Matisse, comme des traits jetés sur papier. Et ça me plaît beaucoup. Comme une force brute au cœur de la délicatesse.

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MARC-ANDRÉ LUSSIER

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