«Les gens veulent consommer tous à peu près le même produit, dans le même temps»

ARTNEWSPRESS: Plateformes type Netflix, publicité pour le cinéma à la télé, chronologie des médias, exploitation en salles, piratage… Trois producteurs et distributeurs indépendants débattent d’une industrie dont les mutations bousculent l’exception culturelle française, alors que le gouvernement prépare une nouvelle loi audiovisuelle.

A vue de drone, le cinéma français s’est porté comme un charme en 2019. La fréquentation des salles devrait frôler le record de la décennie en avoisinant les 210 ou 215 millions d’entrées sur l’année, la part de marché de la production nationale se maintient autour de 35 % et les œuvres d’auteurs français ont rayonné à pleins feux, se logeant en nombre au palmarès de tous les grands festivals, aux côtés d’une foule de prestigieux étrangers dont les films ne se feraient pas sans l’appui de l’industrie d’ici. Mais si l’on remise les considérations macroéconomiques, les mêmes films salués par jurys festivaliers, critiques et cinéphiles n’auront de loin pas tous rencontré un public aussi large qu’espéré en salles, à quelques rares et écrasantes exceptions (les Misérables, J’accuse…). Et la fameuse chronologie des médias – qui à la fois régule les différentes fenêtres d’exploitation des films (salles, télé, DVD, VOD, plateformes…) et engage ainsi les diffuseurs dans le financement de la production – a beau demeurer le socle de la belle exception cinématographique française, celle-ci n’a de cesse d’être remise en question comme une survivance obsolescente d’un âge d’avant l’essor de nouveaux modes de diffusion et de consommation des films (Netflix, Amazon, Disney et consorts), sans pour autant qu’une alternative probante, et garante de la diversité dont jouit plus que jamais le public français, n’ait émergé.

Alors que se profile et se cherche encore un nouveau cadre légal très attendu, censé notamment en moderniser les ressources et ressorts, Libération a invité à débattre trois producteurs et distributeurs de films d’auteur, pour tenter d’esquisser, à partir de leurs vues divergentes, quelles peuvent bien être les destinées de l’art et de l’industrie cinématographiques français à l’ère numérique de la multiplication des écrans.

Quand on dresse un état des lieux général de l’industrie du cinéma français, tous les indicateurs économiques sont au vert, mais dès que l’on se penche sur les rouages ou les résultats en salles de certains des meilleurs films de l’année, c’est plus compliqué. Et peu ou prou tout le monde s’accorde à dire que le système actuel a vocation à être urgemment réformé. Comment va le cinéma d’auteur français ?

Carole Scotta : Il y a quelque chose qui me dérange dans les analyses que l’on peut faire, et c’est vrai dans la société globalement, c’est qu’on ne parle que de quantitatif. Il faut être plus précis dans nos analyses, rapporter les succès des films à leur économie de fabrication et aux frais d’édition, pas seulement aux entrées en salles – et aussi à l’exportation, aux ventes à la télé, etc. Un succès comme les Misérables – un peu l’arbre qui cache la forêt -, qui dépasse le million d’entrées en ayant coûté un peu plus d’un million d’euros, c’est exceptionnel. Mais d’autres films comme Un monde plus grand, que l’on a produit et sorti, qui va en faire plus de 300 000, peuvent être rentables.

Saïd Ben Saïd : Je suis d’accord, et j’irais même plus loin : le propre de notre métier, c’est que l’on ne sait pas ce qui peut advenir. C’est ce qui en fait l’excitation. Il surgit de temps en temps de grandes œuvres – on parlait des Misérables, mais même un film sans grande visibilité en salles comme Ne croyez surtout pas que je hurle, qui est un succès à son échelle, peut arriver, être reconnu, durer en salles, et bouleverser à sa manière le paysage.

Jean Labadie : Le niveau des entrées reste très important en France si l’on fait le total de la fréquentation, mais comme l’on entend parler chaque semaine de nouvelles salles qui se construisent, ce niveau devrait mathématiquement monter plus fort. Et comme c’est un effet multiplexe, cela peut concentrer, de manière assez phénoménale, 6 millions de spectateurs sur un film comme Joker… A côté de ça, et c’est assez rassurant, Au nom de la terre fait deux millions d’entrées, alors que c’est un film contre toutes les idées que l’on a du marché, pas particulièrement feel good…

C’est un film avec Guillaume Canet…

J.L. : C’est quand même un film sur un mec qui à partir de la quarantième minute décide de se suicider et finit par avaler une bouteille de désherbant Monsanto, ce n’est pas d’une gaieté absolue.

Et sans doute pas rassurant sur l’imaginaire de la France en ce moment.

J.L. : [rires] En tout cas, depuis le mois de septembre, il y a énormément de succès dans le cinéma français, extrêmement variés et d’échelles différentes. Le carton des Misérables a quelque chose d’un peu exceptionnel, mais J’accuse, Nicolas Bedos, Toledano-Nakache, Papicha…

S.B.S. : Vous avez raison dans le sens où le terrain a changé de nature, il y a toujours autant d’âpreté, on est toujours dans un monde aussi concurrentiel, mais le nombre d’entrées s’est concentré sur quelques films et l’écart-type entre les films s’est creusé.

J.L. : Oui, parce qu’il y a une nécessité d’un tel évènement pour faire sortir les gens de chez eux que cela est limité à des metteurs en scène qui sont des marques – Ken Loach, Marco Bellocchio… – et que quand on passe à côté, ça devient un drame absolu : la vitesse de disparition des films est devenue hallucinante. Mais c’est général. Les gens veulent consommer tous à peu près le même produit, dans le même temps. Tout le monde veut des SUV, des iPad, des iPhone, les gens sont capables de faire la queue pour acheter un truc la veille alors que ça sort le lendemain sans la même folie. Ce n’est pas juste le cinéma.

C.S. : Je suis absolument d’accord. Mais on constate aussi qu’il y a des microdistributions de films qui s’adressent à des publics très segmentés et qui, sans qu’on les voie passer, vont faire 100 000 entrées et susciter des débats, des rencontres. Parce qu’il y a aussi un vrai travail de terrain – qui existe depuis le temps des ciné-clubs, les années 60, et ça continue – lié à ce besoin que l’on a aujourd’hui de proximité, d’échange, qui suscite en moi une forme d’espoir. Parce que je pense que c’est le meilleur antidote, par l’humain, le partage, dans un certain type de salles (car les multiplexes ne sont pas forcément équipés pour ça), au fait de voir le nouveau Scorsese chez soi seul devant sa télé. Effectivement, pour que les gens sortent de chez eux, il faut que la proposition soit forte, mais ça implique aussi un lien, une proposition d’échange. Je crois que c’est propre à la France, à sa densité de salles exceptionnelle, et il faut continuer à faire des films qui répondent à ça, et qui ont une place à trouver à côté des blockbusters qui vont être des succès énormes ou, s’ils ratent la marche, des échecs retentissants.

Ne croyez surtout pas que je hurle, de Frank Beauvais. Capricci films

Y a-t-il d’autres situations comparables ?

J.L. : Il faut constater qu’on est peut-être le seul pays qui résiste. En Inde, aux Etats-Unis, il y a un cinéma national très puissant, à l’exclusion du reste, en Chine aussi, où le cinéma national partage avec le seul cinéma américain, mais on est le seul pays qui a conservé une diversité. Quel autre territoire fait 500 000 entrées avec Lunchbox, fait marcher Kore-eda à 900 000 entrées ? Parasite va marcher à peu près partout dans le monde, mais en Grande-Bretagne, ils ont dit : «Ah, avec la palme, on va quand même le sortir en salles.» Alors qu’en France il réunit 2 millions de spectateurs. Il y a donc quand même de quoi se réjouir. Et c’est pourquoi j’ai un peu peur qu’avec les volontés de réforme, il y ait une envie de jeter le bébé avec l’eau du bain alors que ça fonctionne pas si mal. On est présent dans à peu près tous les festivals avec des films français, plus ou moins bons, on est coproducteurs d’à peu près tout ce qu’il est possible et imaginable, et ça donne quand même une belle cinéphilie. Je trouve que ça ne marche quand même pas trop mal.

Que voulez-vous dire par jeter le bébé avec l’eau du bain ?

J.L. : On entend des gens qui veulent absolument modifier la chronologie des médias de manière violente alors que le vrai problème, c’est 15 millions de personnes qui piratent tous les jours. Ce qui fait vraiment la différence et la fragilité de notre modèle : le producteur met des fonds propres et s’appuie sur des préventes [aux diffuseurs], mais ce système fonctionne parce qu’il y a encore des distributeurs assez puissants et capables de mettre des minima garantis pour que les films se fassent. On est le seul pays où les distributeurs indépendants tiennent et continuent de diffuser les films nationaux, même si la structure est extrêmement fragilisée. Il est évident que les grosses difficultés d’une société comme Mars Films doivent au fait que quand elle avançait un million d’euros pour acheter les droits de distribution d’un film qui allait se faire, elle pouvait compter sur 300 000 ou 500 000 euros de préventes DVD. Aujourd’hui ça a totalement disparu. Et c’est ce qui nous manque : sur le front de la lutte contre le piratage, qui était une annonce solennelle d’Emmanuel Macron il y a deux ans, pour l’instant il n’y a rien. Et ça, ça risque de faire disparaître une grosse partie des distributeurs qui font le renouvellement du cinéma français, etc.

Mais est-ce qu’agir sur la chronologie des médias ne traduit pas aussi une volonté de dissuader le piratage ?

J.L. : Bien sûr que non.

S.B.S. : Bien sûr que si. Il n’y a presque pas d’industrie en Allemagne, et ne parlons pas de l’Italie, mais en Allemagne, il n’y a pas de piratage.

J.L. : Quand on pirate en Allemagne, les FAI [fournisseurs d’accès à Internet] donnent les adresses IP des pirates et cela suscite une contravention de 600 euros. Ça calme très vite les gens.

Est-ce que le cinéma allemand s’en porte mieux ?

J.L. : Le problème de création du cinéma allemand vient surtout du fait que la structure de distribution n’est hélas pas à la hauteur de ce qu’il devrait y avoir.

C.S. : Bien sûr que si toutes les œuvres étaient disponibles tout le temps et de manière fluide, il y aurait moins de piratage, mais la question est toujours celle du bénéfice-risque. Si on supprime toute la chronologie des fenêtres telle qu’elle existe aujourd’hui, on va forcément perdre quelque chose. La question, c’est quoi, qu’est-ce qu’on gagne, et la balance des deux.

S.B.S. : Bien entendu.

C.S. : A mon avis, on ne devrait pas traiter tous les films de la même manière. Il y a des films de préfinancement [produits à l’intérieur du modèle français, ndlr] et des films d’importation [films étrangers non coproduits par la France, ndlr] ou des documentaires qui se vendent de moins en moins bien à la télé, avec de moins en moins de cases sur le service public. Donc forcément, il y a des films qui n’ont pas de recettes possibles ou très peu dans l’actuelle chronologie des médias, et il y aurait un sens à leur laisser la possibilité d’accéder à d’autres types de ventes, possiblement les plateformes, etc. En revanche, pour les films de préfinancement, il faut se demander ce que l’on gagne et ce que l’on perd à vouloir réformer. A lutter contre le piratage en chamboulant complètement la chronologie, on risque aussi de ne plus pouvoir financer de films. Ou alors de quelle manière ? On va fragiliser la salle, et la lutte contre le piratage ne doit pas être un argument pour déstabiliser complètement un système qui a fait ses preuves. Le piratage nous affecte, certes moins directement que certains blockbusters et il touche aussi les modèles des chaînes payantes comme Canal, qui perd beaucoup d’argent.

J.L. : Il y a aussi un problème industriel qui tient à ce que les sites VOD ne soient pas totalement géniaux. Et pourquoi ? Parce que je ne vois pas comment on pourrait demander d’investir pour faire un portail génial à partir du moment où il y a une telle facilité à pirater, et ce avec l’appui des FAI qui pourraient se mettre du côté des ayants droit mais ne le font pas du tout. Après, c’est vrai qu’à partir du moment où l’on va demander [avec la nouvelle loi audiovisuelle] à des plateformes de passer 30 % de cinéma européen, il va falloir leur rendre les films accessibles vite, sinon ça n’a pas de sens.

S.B.S. : C’est tout l’objet de la discussion. De toute façon, on ne peut plus se dire qu’on va continuer à produire des films avec seulement Canal +, Orange et les chaînes hertziennes.

C.S. : J’ai toujours été impatiente de voir arriver de nouveaux modèles, mais contrairement aux acteurs actuels qui préfinancent pour prendre leur part des droits d’exploitation du film, les nouveaux entrants [les plateformes] veulent l’exclu. Ils ne sont pas partageurs. Un film financé par Amazon ne sera que pour Amazon.

Vous voulez dire toutes fenêtres comprises ? Aujourd’hui, Amazon sort plutôt ses films en salles.

C.S. : Très peu, et ils sont plutôt sur une pente décroissante. Et chez Netflix, c’est plus radical encore. Leurs films ne sont que chez eux, à l’exception d’une fenêtre courte d’exploitation en salles aux Etats-Unis. C’est leur modèle.

S.B.S. : Il n’y a pas de modèle Netflix ou Amazon. Quand on voit ce qui est financé par ces plateformes, si l’on prend le cas du Scorsese [The Irishman], on voit bien que c’est un film qui a été conçu, pensé, pour être projeté dans une salle de cinéma. Ce film à plus de 160 millions de dollars, Netflix l’a fait pour des raisons d’image, d’affichage. Le modèle est toujours en devenir. Il est pour moi plus que temps de se mettre autour de la table avec les plateformes en France pour trouver des solutions de financement qui vont se substituer aux solutions anciennes, parce que le monde a malheureusement changé. Mais si l’on n’oblige pas les plateformes, au même titre que les autres acteurs – soit les télévisions en clair et payantes -, les télévisions vont obtenir des compensations auxquelles nous sommes tous opposés, comme la publicité pour le cinéma à la télévision.

Elles sont en train de les obtenir dans le cadre du projet de loi audiovisuelle.

J.L. : Oui, mais pas pour ça : ce cadeau à TF1 et M6 de la publicité n’a strictement rien à voir avec l’avenir du cinéma, dont le ministère de la Culture se fout totalement.

S.B.S. : En tout cas, puisque l’on parle du ministre de la Culture, je l’ai entendu répondre à la question d’un journaliste sur les plateformes. On lui demandait ce qu’il ferait quand Amazon ou Netflix refuseront de respecter les obligations d’investissement fixées par la nouvelle loi, et il a répondu : «Eh bien on va prendre des mesures.» Je n’ai pas été très convaincu par le ton de la réponse. Les plateformes, on ne peut pas faire comme si elles n’existaient pas…

C.S. : Oui, mais ce que tu es en train de dire, c’est que l’on a aussi du mal à les réguler.

J.L. : C’est une question de volonté politique.

C.S. : La difficulté c’est ça : est-ce qu’ils seraient prêts à jouer le jeu de la salle, car aucun de nous ne souhaite que tous les grands talents aillent se faire financer par Netflix et sortent du périmètre de la salle. Ce n’est bon pour personne.

Qu’entendez-vous, Saïd Ben Saïd, par «ne plus faire comme si les plateformes n’existaient pas» ?

S.B.S. : Je n’ai pas la passion des plateformes, mais je sais que les choses sont irréversibles, qu’on ne reviendra pas en arrière. J’avance en regardant dans le rétroviseur ce qui est irrémédiablement perdu : la salle telle que nous l’avons connue. Je pense qu’il faudrait mettre à plat les obligations de tous les diffuseurs, et revoir totalement la chronologie. On ne va pas donner à Netflix la possibilité de bénéficier d’une fenêtre de quinze jours avant la sortie en salles, comme ce qu’ils font ailleurs, s’il n’y a pas d’obligations d’investissement importantes en contrepartie. Et j’ai très peur que le projet de loi, qui reste flou, n’ait fait que survoler tout ça. J’ai entendu parler de 16 % du chiffre d’affaires des plateformes en France [qu’elles seraient tenues d’investir dans la production].

J.L. : C’est ce qui est dans l’air, mais comment évalue-t-on le chiffre d’affaires de la plateforme Amazon ?

Synonymes de Nadav Lapid. Photo SBS Distribution

Quand on entend certains d’entre vous dire que le système continue de faire ses preuves, on ne peut pourtant pas occulter que certains de ses piliers, notamment la télévision, sont fragilisés. Au point d’ailleurs que cela fait sans doute peser un poids plus lourd, à l’endroit du préfinancement, sur les distributeurs que vous êtes.

C.S. : Nos divergences tiennent sur l’ampleur des changements à apporter à la chronologie des médias. De toute façon elle va bouger, elle ne cesse de le faire, mais Saïd défend une remise à plat plus fondamentale, je crois.

S.B.S. : Oui, mais j’ajouterais ceci : si l’on regarde les choses de façon macroéconomique, on est tous d’accord pour dire que 2019 est plutôt une bonne cuvée. Il y a eu de bons films, et de bons scores en salles.

…pas forcément pour les films en question.

S.B.S. : J’y viens. Sur les quelque 200 films français produits et sortis en salles, ceux qui dépassent véritablement les deux semaines d’exploitation, on peut presque les compter sur les doigts des deux mains.

J.L. : Pour revenir à la question, la place de la télévision a diminué dans le monde entier, et les télés européennes, en Italie, en Allemagne, etc., diffusent et donc achètent moins de films parce qu’elles se sont aperçues qu’elles fidélisaient plus les gens avec des séries, du sport ou des émissions récurrentes qu’avec du cinéma. Mais enfin, on a produit pendant très longtemps des films sans la télévision. La grande différence, c’est que plus on a produit avec le pré-achat de la télévision, plus on a produit de films. Et cela a un impact sur la nature même des films, puisqu’on voit bien que ce que financent les chaînes a directement à voir avec ce qu’elles veulent diffuser : un film coproduit par TF1 ressemble à un programme TF1, c’est logique, mais ça induit un formatage, et ça ne donne pas le cinéma que nous défendons.

Est-ce que cela aurait un sens de créer des cadres légaux, en termes notamment de chronologie, différenciés en fonction du risque pris et de la part du préfinancement ?

C.S. : J’évoquais ça tout à l’heure. Je parlais d’une différence entre les films importés et les autres, mais ça pourrait aussi être les films qui ne bénéficient d’aucun guichet de préfinancement, y compris des films pourquoi pas très low budget, et qui peuvent très bien marcher en salles. Aujourd’hui, avec les Misérables, on voit qu’il n’y a pas de corrélation mécanique entre le budget du film et ses entrées. C’est un film qui devait faire quoi, 100 000 entrées ? Donc oui je pense que c’est une piste qui mériterait d’être explorée : des films dont les risques seraient entièrement portés par les équipes, sans préfinancement, pourraient bénéficier au moins de fenêtres glissantes. Pourquoi priver les gens qui ont pris ces risques d’une rémunération plus rapide, ou même possible, tout simplement ? S’agissant du risque porté par le producteur, ce qui m’inquiète le plus aujourd’hui, c’est justement les nouveaux modèles économiques des plateformes qui prennent tous les droits, pour toute la vie, sans du tout séquencer les choses, et qui font que les producteurs travaillent pour 10 %, pour leurs frais généraux, et perdent complètement la faculté de développer. Les producteurs qui deviendraient des purs producteurs de services, comme dans le monde anglo-saxon, je pense qu’il faut qu’on se batte contre ça, vraiment. Quand on voit les qualités qu’il faut maintenant adjoindre à un producteur avec la financiarisation des contrats, on est entrés dans un monde beaucoup plus complexe. Le métier de producteur, c’est de savoir parler à la fois à des talents et à des banques. Heureusement, on fait ce métier parce qu’il y a toujours des miracles, des films qui sur le papier ne devraient pas marcher comme ils marchent, et ça ce n’est pas des algorithmes qui vont décider, ce ne sont pas des financiers derrière leurs bureaux qui dépensent une obligation. Ce sont des intuitions de gens, comme nous, qui croient à quelque chose. Il faut avoir l’autonomie de pouvoir se dire “je vais mettre tant sur tel film, parce que j’y crois”. Et pour ça, il faut avoir des fonds propres, des ressources, et des droits. Si on nous prive de ces droits-là…

Un monde plus grand de Fabienne Berthaud. Haut et court

Des mesures dont il est question dans la loi audiovisuelle, comme la fin de l’interdiction de la publicité pour les films à la télé, risquent de renforcer les phénomènes de concentration que l’on évoquait plus tôt. Concrètement, comment lutter aujourd’hui contre ces effets de concentration, à la fois des financements sur certains projets, des salles pour certains films, et fatalement en bout de chaîne des spectateurs autour de quelques films ? On n’a jamais proposé autant de films, en salles et ailleurs, mais les spectateurs ne se sont jamais autant regroupés.

C.S. : Il y a un gros travail à faire sur la diversité dans les salles. On devrait pouvoir être beaucoup plus régulateurs sur la manière dont les films sortent, limiter le nombre de copies d’un même film dans un quartier. Les outils existent – le CNC prévoit déjà un encadrement légal avec des engagements de programmation – mais ils restent assez lâches, on doit être plus coercitifs. On pourrait étudier les choses plus finement, par typologie de ville, par taille d’exploitation, en se disant par exemple qu’on arrête de programmer quatre copies d’un film dans un même lieu. Cela obligera les salles à faire des choix, et si elles font des choix on pourra leur demander de les assumer un peu plus, c’est un truc qui s’est un peu perdu.

J.L. : Certes, il y a des films exceptionnels, on ne peut pas empêcher toutes les salles de la périphérie d’une ville de vouloir un film comme Star Wars. Le problème, c’est qu’il y a des villes entières où le cinéma se limite aux deux films de la semaine, américains surtout. Et certains circuits ne font aucun travail pour promouvoir les films, ceux-là comme les autres.

C.S. : Je vois bien que quand un exploitant est motivé et fait le boulot, comme par hasard, il y a plus d’entrées que dans une ville de même taille [où ce boulot n’est pas fait].

S.B.S. : Le problème, c’est qu’en France, le rapport de forces penche nettement du côté des exploitants. Et ce n’est pas demain la veille qu’on les obligera à faire ceci ou cela.

J.L. : Peut-être que le fonds de soutien nécessaire pour le financement des salles de cinéma pourrait, une fois l’amortissement des salles terminé, être distribué un peu plus généreusement aux gens qui prouvent qu’ils font un travail particulier et un peu moins à ceux qui tiennent des garages à confiseries. Pourquoi Auch, qui n’est même pas une ville universitaire, fait autant d’entrées chaque année, faisant aussi bien marcher la Guerre des étoiles que Mizoguchi ? Un exploitant qui fait un boulot de dingue mérite bien plus de fonds de soutien qu’un exploitant majoritaire, disons à Montauban, qui ne fait rien. Il n’y a pas de raisons qu’à Montauban il y ait moins d’entrées qu’à Auch, les gens ne sont pas plus cons. L’offre est nombreuse, mais si elle est mal amenée, c’est des spectateurs de perdus.

Vous pointez surtout le défaut d’encadrement des programmations des salles, voire le défaut de responsabilité de l’exploitant : le problème se jouerait donc purement au niveau de l’exploitation ?

C.S. : J’ai toujours pensé qu’il faut commencer par l’aval, et que l’aval régulera naturellement l’amont. Je ne pense pas qu’en amont on puisse décréter de ce qui peut marcher ou ne peut pas marcher. Je préfère tenter cette régulation-là plutôt que celle que j’entends dans les discussions de comptoir débiles, qui disent : “On ne va plus produire que 50 films et produire les 50 films qui marchent.” Cette régulation-là en amont, en vertu de décisions complètement arbitraires, ne me semble pas la bonne. Si on faisait ça, il n’y aurait pas les Misérables, ni Synonymes [de Nadav Lapid].

J.L. : En tout cas, s’il y a beaucoup de films, il faut beaucoup de diffuseurs possibles. S’il n’y en a qu’un. ça pose un problème de diversité : c’est impossible pour un seul diffuseur de faire le grand écart entre un film extrêmement pointu et un film extrêmement large. Dans la musique, à l’ère où la publicité est arrivée, une pub sur trois était une pub Universal. Cela a mis en difficulté toute la production indépendante, et la profession le ressent encore.

S.B.S. : Avec les plateformes, il y aura suffisamment de place pour tous les films produits.

J.L. : Lequel de tes films passerait sur Disney Channel ?

S.B.S. : Mais il n’y a pas que Disney ! Il y a Netflix, Amazon…

J.L. : Sauf qu’ils se tirent la bourre sur les mêmes produits.

C.S. : Netflix achète très peu en vérité.

S.B.S. : Sauf si un jour ils ont des quotas et des obligations.

C.S. : Et il va y en avoir très bientôt.

J.L. : Quoi qu’il en soit, la discussion sur le nombre de films est débile : évidemment qu’il faut en faire beaucoup. On devrait une année réunir les distributeurs au mois de septembre, et leur faire prédire et lister dans une enveloppe scellée le nombre d’entrées que vont faire leurs films. On serait surpris de voir à quel point on se tromperait.

Qui sont-ils ?

Actif dans la distribution depuis 1978, Jean Labadie est le fondateur de la société BAC Films en 1986, qui compte dans son catalogue des noms tels que Marco Bellocchio, Jean-Pierre Mocky, David Lynch, Jane Campion, Quentin Tarantino… Coproducteur et surtout distributeur au sein de la société le Pacte, créée en 2007, il accompagne des auteurs comme Ken Loach, Hirokazu Kore-eda, Justine Triet, Jim Jarmusch ou encore Arnaud Desplechin. Et tout récemment les Misérables de Ladj Ly, qui représente la France aux oscars, et a déjà engrangé près d’1,5 millions d’entrées à ce jour.

Carole Scotta est la fondatrice de la structure de production et de distribution Haut et Court (1992), associée à des films tels qu’Entre les murs (2008), ou plus récemment Toni Erdmann (2016) et Jusqu’à la garde (2018) mais aussi de séries comme les Revenants ou encore The Young Pope.

Producteur franco-tunisien, Saïd Ben Saïd a créé sa société SBS Productions en 2010, Il y a notamment produit des films de Brian de Palma, Philippe Garrel, David Cronenberg, Pascal Bonitzer, ou encore Paul Verhoeven. En 2019, il était au générique à la fois du brûlot brésilien Bacurau (primé à Cannes) et de Synonymes de l’Israélien Nadav Lapid (ours d’or à Berlin).

https://next.liberation.fr

Julien Gester et Sandra Onana

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