Corneliu Porumboiu : «Le langage sifflé code un langage parlé, le cinéma fait la même chose : il code la réalité»

ROOZBEH JAFARI ARTNEWSPRESS: Rencontré peu avant la sortie de son dernier film, Corneliu Porumboiu détaille la façon dont il se laisse gagner par son histoire pour en dessiner les contours.

Dans les derniers jours de décembre, Corneliu Porumboiu, mine de moine réjoui et français impeccable, fait escale dans un hôtel parisien, avant de repartir vers la Roumanie puis de revenir en France pour les fêtes. Sa femme est originaire du Pays basque, que Porumboiu aime tant qu’il voudrait y «mourir», et voilà qu’on s’égare à imaginer l’intrigue d’un film où un cinéaste roumain s’éteindrait à Biarritz. Peut-être aurait-il à voir avec les Siffleurs, le film noir rutilant et foutraque grâce auquel on le rencontre ? Mais on n’est pas venue pour rêver, plutôt pour savoir dans quel esprit maniaque a surgi le feuilleté de péripéties improbables formant le cœur des Siffleurs.

Comment vous est venue l’idée d’un film autour d’un langage sifflé ?

J’ai vu un reportage télé sur le sujet juste après avoir réalisé Policier, adjectif, et l’idée m’a tout de suite plu, c’était fascinant, drôle et poétique. J’ai écrit plusieurs versions d’un scénario qui ne me convenait pas, et je suis passé à autre chose. J’y suis retourné après le Trésor. J’ai lu tout ce que je pouvais sur ces langages sifflés – il y a dans le monde une quarantaine de petites communautés qui sifflent pour communiquer, en Turquie, en Grèce, dans les Pyrénées… On ne sait rien de leur origine, ce qui leur confère un côté assez primitif, pré-langagier. Je voulais créer un contraste entre ça et un monde hypertechnologique où ce langage devenait nécessaire pour communiquer de manière cachée.

Vous n’avez jamais envisagé un documentaire ?

Jamais. Le sujet était très fictionnel pour moi. Le langage sifflé code un langage parlé, et d’une certaine manière, le cinéma fait la même chose : de quelque genre qu’il soit, il code la réalité, même inconsciemment. Ce film devait être lié au cinéma.

Du cinéma qui se désigne comme du cinéma ?

Oui. J’ai eu l’idée d’une tension entre les caméras de surveillance et le cinéma. Dans le film, les caméras servent à suivre les gens autant qu’à raconter une histoire, et les gens se mettent à jouer un rôle. Gilda, par exemple : ce n’est évidemment pas son nom, elle a construit ce personnage, elle se met à «jouer» la femme fatale. La réponse à la surveillance généralisée peut venir du cinéma, de l’incarnation pour ces caméras-là de personnages de cinéma «classiques».

D’où la citation de Psychose ?

Oui, même si c’était limite ! Mais en l’écrivant je me suis dit : si j’entre dans une chambre d’hôtel, et que j’entends couler la douche, j’irai voir dans la salle de bains, même si je n’ai pas de couteau en main ! Cela fait partie de l’identité de mon personnage, de son imaginaire.

Vous avez des facilités à écrire ?

J’aime beaucoup ça. Cela me prend deux ou trois mois pour entrer dans mon sujet, mais toutes les versions finissent par m’être utiles – il m’arrive sur un tournage de me dire : «Tiens, je vais faire cette séquence comme elle était dans la cinquième version.» Je suis très précis dans le dialogue, dans la mécanique des répliques, donc cela m’aide d’avoir autant écrit et réfléchi avant. Et je teste mes idées, avec ma femme, ou [ses pairs cinéastes] Cristian Mungiu ou Andrei Ujica, dont je suis très proche, ou mes collègues de bureau, car j’ai une société de production.

Quand vous sentez-vous prêt ?

D’habitude, je commence par une espèce de traitement, et quand je sens que le premier acte est naturel, que les choses arrivent d’elles-mêmes, je continue. J’aime avoir l’impression que je suis conduit dans l’histoire par les personnages, que je ne force pas. Ma grande peur, c’est d’avoir des séquences où l’on sente ma présence, qu’au troisième acte l’on se dise «il a mis ça pour faire ça, etc.» Comme disait mon père dans Match retour, il faut poser les règles en quinze minutes, et après ça, le jeu se joue tout seul. Il faut être invisible, jouer avec des règles invisibles. J’ai pu écrire des scénarios auxquels j’ai renoncé après soixante pages parce que je trouvais que quelque chose sonnait faux. Entre chacun de mes films jusqu’au Trésor, j’ai écrit un scénario que j’ai mis de côté.

Travailler autour du genre, vous y teniez depuis longtemps ?

Depuis toujours ! Pour Policier, adjectif, je pensais faire un polar, mais après avoir fait des recherches et parlé à des policiers, j’ai appris que 90 % de leur temps était consacré à attendre. D’où mon idée de spéculer autour de ça, de dilater le temps. C’était une autre manière de réfléchir au genre, le temps allait détruire la volonté de mon personnage. Pour le Trésor, j’avais pensé au western, de manière oblique, car dans les westerns, les personnages font la conquête de nouveaux espaces – or là, c’était le même espace qu’ils allaient conquérir à chaque fois. On fait toujours du cinéma dans une tradition, je pense toujours à ce qui est venu avant, surtout dans la fiction.

Vous aviez envie que les spectateurs se souviennent du film où Cristi était apparu, Policier, adjectif ?

Pas vraiment. Mais c’est un personnage qui est toujours resté en suspens pour moi, j’ai toujours pensé que l’idéologie qu’il avait n’allait pas tenir. Donc quand j’ai commencé à écrire, j’avais en tête ce langage sifflé, mais aussi ce personnage : le retrouver après dix ans, complètement changé, quasi retraité, blasé, sans désir. Il a vécu avec la culpabilité, quelqu’un s’est suicidé à cause de lui. On a gardé cet intervalle en tête avec le comédien, Vlad Ivanov, comme un intratexte. Peut-être ressentais-je aussi un désir de vengeance contre lui ? (Rires)

Il a ce mélange de sérieux et de grotesque qui revient souvent dans vos films…

Oui, cela me plaît. Parfois, j’ai l’impression que les acteurs aujourd’hui jouent la comédie en se moquant de leur personnage. Mais pour moi, la comédie, c’est Buster Keaton, c’est être vraiment dans la situation, tout prendre au sérieux, jusqu’au bout. Je demande toujours du sérieux aux acteurs, dans les répliques, les mouvements, jusqu’au plus banal, c’est de là que vient le comique.

Notre critique à Cannes a eu cette réaction enthousiaste : enfin un film roumain qui célèbre la corruption !

Oui ! (Rires) Lorsque je suis passé par le festival de Toronto quelqu’un m’a dit : «La fin est immorale !» Mais j’étais du côté du personnage principal, je voulais qu’il ait une chance. Une happy end pour lui, même s’il ne va plus jamais parler, et qu’il va passer le reste de ses jours à siffler – disons que c’est une fin tragicomique. Chacun a le droit à son paradis.

https://next.liberation.fr

Elisabeth Franck-Dumas

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