Cannes 2021 – Une histoire d’amour et de désir : comment filmer l’érotisme des mots et les cent nuances de l’amour

Artnewspress: En clôture de la Semaine de la Critique, Une histoire d’amour et de désir a soufflé un vent de poésie et de désir sur la Croisette. Nous avons rencontré sa réalisatrice Leyla Bouzid et ses deux comédiens sensuels, complices et inspirés.

Lhistoire dun étudiant d’origine algérienne qui va tomber amoureux dune jeune Tunisienne mais qui, submergé par son désir, va choisir d‘y résister pour mieux le maintenir, pour ne pas l‘éteindre. En clôture de la Semaine de la Critique, Une histoire d’amour et de désir nous offre une jolie mise en scène de la rencontre spirituelle et physique de deux êtres opposés dans leur manière de cerner et construire leur identité et leurs envies, et qui, sur les bancs de la fac, vont découvrir le pouvoir et l‘érotisme des mots, au contact notamment dun corpus de littérature arabe sensuelle.
Quête d‘identité, héritage méconnu, initiation érotique, cette pépite de Leyla Bouzid est d’une poésie et d’une sensualité remarquables. Rencontre avec la cinéaste, accompagnée de ses deux acteurs, la jeune révélation Zbeida Belhajamor  et l’acteur de Sex Education, Sami Outalbali.
AlloCiné : Comment est né chez vous le désir de ce film-là en particulier et qu’aimiez-vous en lui ?
Leyla Bouzid : “Je voulais faire le portrait d’un jeune garçon timide qui s’ouvre au monde, vit une éducation sentimentale, sexuelle, ou plutôt sensuelle. C’est quelque chose qu’on ne raconte pas, qui est un peu absent. Il y a très peu de récit sur les premières fois des jeunes garçons, sur leur retenue, leur timidité. Et je ne comprends pas pourquoi. Ou alors cela a été fait sous forme de grosse comédie comme 40 ans toujours puceau.
Ensuite étant moi-même tunisienne et ayant grandi en Tunisie, il était pour moi forcément d’origine maghrébine. S’est cristallisé autour de ça, la naissance du sentiment amoureux avec la découverte de la littérature. Ahmed a une résistance intérieure et je voulais me placer dans cette quête identitaire. J’avais envie qu’il se place face à ces textes et à une culture qu’il méconnait, et que cela se mélange avec sa retenue.

L’idée était de mettre de la diversité au sein de ce qu’on appelle la diversité en France

Ahmed a construit son identité dans un schéma qui est celui qu’on construit souvent dans les banlieues en France. Il a un problème de racines, d’origines, il n’a pas pu y aller, n’a pas reçu la langue. Ses parents n’ont pas trouvé leur place en France donc n’ont ni eu le temps ni la possibilité de transmettre leur regard sur leur identité donc il a assimilé des choses reçues.
Il se retrouve face à une jeune fille Farah qui est tunisienne et n’a pas de problématique par rapport à cela. L’idée était de remettre de la diversité au sein de ce qu’on appelle la diversité en France, en proposant deux personnages antinomiques dans leur vision de cette culture et de leur identité.

J’ai essayé de construire une communauté qui échappe aux clichés. J’avais envie d’être au plus juste des personnages. Les filles de banlieues ont de très fortes personnalité et n’ont pas besoin d’être représentées comme des victimes.”
Sami Outalbali : “J’ai aimé la distance qui existait d’emblée entre mon personnage et moi-même. J’ai aimé ses contradictions, ses combats et la manière qu’a Leyla Bouzid de les montrer sans tous les régler, d’en laisser certains parce que la vie c’est ça. Même si on rencontre quelqu’un qui nous change, on ne peut changer du tout au tout.
J’ai aimé l’enfance chez Ahmed, chose qu’on ne montre pas assez. Oui un jeune garçon peut rencontrer une fille plus ouverte, très à l’écoute de ses envies, désirs, qui ne s’est jamais mise aucune barrière ou a été assez intelligente pour les enlever.
Pyramide Distribution
C’est un parti pris magnifique. C’est un brise cliché qui les met en lumière pour les dépasser. Il y a notamment une méconnaissance totale du monde arabe pour ses jeunes qui vivent en France, grandissent en quartier, qui souffrent d’un manque de communication donc d’information, et qui du coup se font des avis avec leurs amis qui ont eux-mêmes des lacunes et se sont montés des images du monde arabe, de la femme arabe. Farah arrive et démonte tout ça, remet tout le monde à l’heure. J’ai été happé par tout cela dans le scénario.”
Zbeida Belhajamor : “L’idée d’érotiser le corps masculin m’a beaucoup parlé au début puis de montrer ce contraste avec le personnage de Farah par rapport à Ahmed ; qu’elle soit quelqu’un de libre, de libérée qui vit intensément les choses, qui soit fougueuse, par rapport au côté réservé d’Ahmed.”
Le film rappelle qu’il y existe sans mots dans la culture arabe pour décrire l’état amoureux. Comment définit-il et différencie-t-il dès lors l’amour, le désir et la frustration?
Sami Outalbali : “Le film montre que ce n’est pas aussi simple que “avoir envie et céder”. C’est mille fois plus compliqué pour mon personnage et je pense pour beaucoup de personnes. Il a envie mais quelque chose d’autre en lui lui dit non. Quand cette autre chose finit par lui dire oui, le désir n’est plus là. Il est tellement contenu qu’il devient du déni.
Zbeida Belhajamor : “Farah sent que Ahmed la désire, elle veut aller vers lui mais sans se jeter sur lui car il est réservé. Elle passe par l’envie d’aller vers l’autre, l’envie de l’autre et par le sentiment de rejet.”

Dans la culture arabe, il y a cent mots et plein de nuances pour décrire l’amour

Leyla Bouzid : “Ahmed a besoin du temps du film pour aller au bout des choses. J’avais envie de cette ouverture à l’éveil et de la mettre au coeur d’un film. En termes de cinéma, c’était au coeur de notre travail avec le chef opérateur et l’équipe artistique : comment filmer le désir, l’érotisme poétique, le désir retenu. On n’avait pas un film référence, il y a eu une vraie recherche pour s’interroger et trouver comment filmer ça.
On a fait très peu de répétitions entre les deux acteurs pour préserver leur alchimie palpable. Ils se sont croisés pour des essais costumes mais ils ne se fréquentaient pas trop sur le plateau hors de leurs scènes pour maintenir cette espèce de tension qui circulait entre eux.
Dans la culture arabe, il y a 100 mots et plein de nuances en effet pour décrire l’amour. Le vocabulaire arabe porte en lui toutes ces nuances et je trouvais cela intéressant de les représenter au cinéma, que le film prenne en charge une forme de continuité de cette littérature-là.”
Il y a une vraie puissance des mots, comme le montre la scène intensément érotique au cours de laquelle le héros lit un livre à haute voix. Que dit le film sur ce pouvoir-là, à travers la littérature mais aussi à travers les mots de la professeure d’université, toujours très impactant?
Leyla Bouzid : “Les mots et la poésie peuvent avoir une charge érotique très puissante, un double sens. La professeure met dans ses phrases des doubles sens, des allusions, suggestions et comme elle le dit “la littérature c’est du désir, du désir, encore du désir”. J’ai eu un professeur comme ça, toujours dans la suggestion et qui était fascinant. Je voulais représenter cet érotisme, cette puissance des mots, ce qui est difficile à filmer. Je voulais un rapport organique aux mots, à la littérature.

Il y a une richesse dans nos oeuvres littéraires sensuelles, érotiques…

J’ai découvert Le Jardin parfumé au moment où je tournais A peine j’ouvre les yeux. Il a été écrit au 15e siècle, en Tunisie. C’est un essai d’érotologie assez ludique, drôle, mais qui était surtout quelque chose de très sérieux, distribué pour être lu. Je savais qu’il y avait des auteurs qui chantaient le vin autant que l’amour courtisan, et cela m’a paru tellement fou que l’on ait tendance à oublier ou méconnaître tout cela.”
Sami Outalbali : Le film parle de l’organique donné dans l’écriture d’un mot, l’écriture manuelle. On peut faire des déclarations d’amour sublimes par texto. Mais là dans le poème qu’elle lui écrit en arabe, chaque mot érotique est décuplé parce qu’elle l’a écrit de sa main. Elle est dans ce papier. Elle donne une part de soi. C’est la puissance de l’écrit.
Zbeida Belhajamor : On redonne sens aux mots, aux lettres manuscrites, à la beauté de l’encre sur le papier. Il ne sait pas lire l’arabe, donc il doit se creuser les méninges pour comprendre, pour l’atteindre. Le lien des deux héros avec la littérature m’a plu également et le fait que l’on remette la culture arabe au premier plan, chose qu’on ne voit pas assez au cinéma. Même les personnes d’origine arabe ne savent pas qu’il y a une richesse dans nos oeuvres littéraires sensuelles, érotiques. Farah est la voix audacieuse d’une génération qui s’assume, contre le conservatisme, l’obscurantisme et toutes ces choses archaïques.
La totalité de notre entretien sera retranscrit sur AlloCiné au moment de la sortie du film le 1er septembre.

 

Laetitia Ratane

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here