Manuel Chiche : “Netflix, c’est le buffet à volonté à dix balles”

ROOZBEH JAFARI ARTNEWSPRESS: C’est un homme heureux et un cinéphile comblé que nous avons rencontré pour notre grand entretien annuel. Fondateur de The Jokers, Manuel Chiche a distribué «Parasite» du Sud-Coréen Bong Joon-ho, Palme d’or du dernier Festival de Cannes et vrai succès populaire en France avec près d’1,5 million d’entrée.

Paris Match. Difficile de ne pas commencer cet entretien par la success-story de «Parasite»…
Manuel Chiche. J’avoue, à un moment, j’en avais un peu marre d’en parler. L’histoire est super : la petite boite de distribution qui obtient la Palme d’or et j’envoyais à mes potes : t’as vu, on a une page «Inside The Jokers» dans «Le Figaro». Mais nous avons aussi fait d’autres choses, sorti des films plus confidentiels sur lesquels on avait travaillé avec la même passion. Il y a une part de chance. Bong Joon-ho est un pote avec qui j’entretiens une vraie relation amicale, comme avec Park Chan-wook («Mademoiselle») et Nicolas Winding Refn («Drive»). Il avait sollicité mon aide au moment d’«Okja». L’idée au départ était d’organiser des projections du film en parallèle de la sortie sur Netflix, comme le film était sélectionné au Festival de Cannes. Des séances événements. J’avais eu des accords mais on a pris une telle levée de boucliers pendant le Festival qu’à un moment, les exploitants ont retourné leurs vestes et n’ont plus voulu projeter le film. D’ailleurs certains m’ont redemandé s’ils pouvaient projeter «Okja» après la sortie de «Parasite»… Je leur ai rappelé qu’ils m’avaient planté (rires). C’est toujours facile de venir au secours de la victoire. C’est plus difficile de faire de la résistance. Seul le Méliès de Montreuil a eu le courage de le projeter. Bong s’est rappelé de nos efforts à notre petit niveau pour trouver une solution. Et quand il m’a raconté l’histoire de «Parasite» à Seoul, je lui ai dit : « Je m’en fiche de ton histoire, je veux juste que l’on fasse ton prochain film». Bon, j’ai lu l’histoire et je me suis dit : quand même c’est bien (rires). C’est monté de manière progressive. Après le film vous échappe et il est dans les mains du public.

Hasard du calendrier cannois, le film a été projeté le même jour que «Once Upon a Time… in Hollywood» de Quentin Tarantino.
L’organisation du Festival nous a prévenu assez vite que nous serions peut-être le même jour que le film de Quentin Tarantino. Avant d’accepter, nous avons réfléchi. On trouvait ça super risqué. Mais on a relevé le pari. De mon point de vue, le Tarantino a été injustement mal accueilli et du coup le Bong Joon-ho a été propulsé tout en haut. A l’origine, nous pensions faire plus d’entrées que «Mademoiselle», dans les 400 000 entrées, ce qui est énorme pour nous. Ensuite, au fil des projections et des retours, on s’est dit 600-800 000… et avec la Palme d’or… entre 800 000 et 1 million. Et après, cela a été n’importe quoi. Psychologiquement, ce fut difficile à gérer. Nous ne savions plus où nous habitions, comme une dépression. Cela a été difficile de revenir à notre quotidien, avec des films compliqués à vendre. «Parasite» nous a remis financièrement d’équerre. La boite a eu cinq ans le jour de la sortie du film et dans le cycle d’une PME, cinq ans c’est le moment crucial. Contre toute attente, on s’est refait la cerise. On est toujours là. Depuis la création de la boite, on voulait produire nous-mêmes. Un projet arrive en maturité et nous allons entrer dans le financement l’année prochaine. Un film français, en français. Et puis, on va aussi distribuer des films français qui nous ressemblent. Je me suis mis devant ma télé et j’ai vu de tout, beaucoup de comédies mal écrites et mal mises en scène. Mais il y a aussi des gens dont j’apprécie le travail comme Thierry de Peretti et les deux gars de La Rumeur, Ekoué, Hamé qui ont signé un film que j’aime beaucoup, «Les Nouveaux Parisiens». Ils m’ont appelé et sont venus me voir avec un projet. Et on va y aller. L’effet «Parasite» et le contexte difficile de la distribution dans le cinéma français font que nous avons eu un afflux de projets colossal. Des gens m’attendaient devant le bureau avec leur script. Il y a des projets super audacieux et on va essayer de les aider au mieux, avec nos petits moyens. En 2020, il y a en aura un. En 2021, peut-être cinq-six, principalement des premiers et second films. Ce sont des projets qui nous ressemblent. Il y a une génération qui arrive avec des choses à raconter, des prises de position parfois très politiques qui dépassent ce que l’on voit actuellement dans le cinéma français. Nous sommes assez enthousiastes. Nous avons aussi coproduit avec Capricci un film de genre, «La Nuée» de Just Philippot. En France, nous pouvons faire des films du genre avec du fond. Le cycle deux de The Jokers sera donc très construit autour du cinéma français. Ce ne sera pas que du cinéma de genre, d’ailleurs.

La Palme d’or a-t-elle changé la vie de «Parasite»?
Oui, ce qui est marrant, c’est que la première vraie marque de fabrique de Thierry Frémaux en tant que délégué général du Festival de Cannes fut d’imposer un autre film sud-coréen en compétition, «Old Boy» de Park Chan-wook, en 2004. Je me rappelle très bien, au début le film devait être projeté hors compétition à minuit puis trois jours avant la conférence de presse, il m’informe que le film sera en compétition. C’est le début de quelque chose. Ce fut une Palme ratée. Nous l’avions toute la matinée du palmarès et nous l’avons perdue dans l’après-midi. Quentin Tarantino a adoré le film.

Le succès de «Parasite» vient aussi du soin particulier que vous avez apporté à ses films, comme la magnifique édition collector de «Memories of Murder».
C’est ce que me dit Bong, aussi. Il pense que j’avais un plan en tête. Sauf que ce n’est pas le cas. Nous sommes au service des auteurs et on essaie de les rendre fiers. Le coffret collector de «Memories of Murder», cela part d’un pari que nous avons pris avec lui, alors qu’il nous rendait visite avec son chef opérateur Darius Khondji et qu’il travaillait sur «Okja». On discute, il nous parle de la restauration de «Memories of Murder» en 4K. Je lui dis : «Offre moi les droits et on fait la totale, on ressort le film au cinéma, on sort la bande-originale en vinyle». Cela l’a touché. J’aime aussi faire rencontrer les cinéastes. Nicolas Winding Refn et Park Chan-wook se sont rencontrés à de multiples reprises. Avec nous, ils ont comme un service personnalisé, ils connaissent tout le monde.

Comment avez-vous eu l’idée de créer le Club Jokers (rencontres événementielles organisées la plupart du temps autour de la sortie d’un film, Ndlr) ?
Je fréquente un peu les réseaux sociaux, enfin surtout Twitter – je n’ai pas de compte Facebook. Je ne participe pas trop aux débats. Notre idée a toujours été de séduire un public disons entre 20 et 30 ans et de leur proposer un cinéma différent. Les échanges étaient sympas mais ça me saoulait d’imaginer les gens derrière leur écran d’ordinateur. Donc on a eu l’idée d’un réseau social… en live. C’est là qu’est née l’idée du club Joker. Et ce n’est pas qu’un endroit d’auto-promotion, des fois, nous avons même projeté des films que nous ne distribuons pas. La dernière fois, nous avons projeté au cinéma «Freaks», alors que nous sortirons le film uniquement en digital. C’est un work-in-progress. Ce sera la même chose pour la boutique en ligne que nous allons lancer en janvier. Nous aimons bien le support physique mais le marché actuellement est une catastrophe. Il y a pourtant de très belles éditions qui sortent, c’est un vrai paradoxe alors que l’équation économique à résoudre est impossible. Le CNC aide beaucoup par des subventions mais ensuite il faut verser la commission aux intermédiaires, les taux de remise… c’est 50% de votre chiffre d’affaire qui part. Du coup, nous allons avoir des produits qui seront uniquement disponibles sur notre boutique, des coffrets, des bouquins, des affiches, cela va renforcer le club Joker, Je pense que cela a du sens. J’aime bien l’idée d’une démarche totalement artisanale comme celle de l’éditeur Le Chat qui fume. C’est un travail autour d’un label. Ce qui va être déterminant dans les années à venir, c’est justement ce que représente votre marque, si c’est un label de qualité avec une ligne éditoriale cohérente qui pousse les gens à se dire : c’est un film Jokers, je vais le voir. Ce n’est pas une idée neuve. Il faut tenir la ligne, c’est important.

Comment justement réussir à s’extraire de la masse des quinze-vingt films qui sortent chaque semaine ?
Cette problématique est très compliquée. Pour les journalistes, pour les programmateurs des salles et aussi bien sûr pour les distributeurs. Il y a des moments où l’on se demande : suis-je suicidaire ou pas ? Il y a des films que j’adore mais pour lesquels je me dis que ce sera impossible de les faire marcher en salle. Il faut trouver un moment de creux dans le calendrier, le placer dans des festivals… Il y a des films qui restent sur des étagères alors que le réalisateur est en train d’exploser aujourd’hui. Par exemple, prenons «Gwen», premier film du cinéaste anglais Wiliam McGregor. C’est un film un peu hybride, un film un peu dramatique, un peu fantastique, en costumes, dans un univers de désolation. Bon, comment faire ? Et le gars est de plus en plus sollicité après avoir réalisé les meilleurs épisodes de la série «His Dark Materials : À la croisée des mondes». Nous nous sommes rencontrés, nous avons parlé du script, de ses courts métrages… mais comment sortir le film ?

Pour trois succès comme «Parasite», «Les Misérables» ou «Papicha», combien de laissés pour compte ?

Les festivals sont-ils l’avenir du cinéma d’auteur ?
C’est incroyable le nombre de festivals que nous avons en France. Après il faut bien les choisir. Chaque film grosso modo a une route de festivals à emprunter et le distributeur doit partir de loin pour faire exister son film. Quand je vois le nombre d’avant-premières avec équipe du film qui sont organisées, le nombre de graines qu’il faut semer presque ville par ville, c’est très laborieux et chronophage. Le jeu en vaut-il vraiment la chandelle ? Quand vous faites 5000 entrées sur un film, c’est douloureux. Sur «Dirty God», on a travaillé trois mois intensément, on a fait venir deux fois l’actrice et la réalisatrice, organisé des avant-premières événementielles, travaillé avec des associations. Au final, le film est resté un peu ignoré. Un fossé se creuse et cela me fait peur. On voit bien ce qui tient le marché de la salle. Disney aligne les films et nivelle le goût. Avant, Disney ne s’occupait que des enfants mais désormais on les suit jusqu’à l’âge adulte. J’ai très peur du formatage et de l’uniformisation du goût. Disney fait de plus en plus d’entrées sur des productions répétées à l’infini et les gens y vont. Quelle est la place pour les autres films ? Pour trois succès comme «Parasite», «Les Misérables» ou «Papicha», combien de laissés pour compte ? J’ai peur que cela empire. Nous sommes dans une vraie phase de questionnement. Quelle est la martingale pour faire émerger des auteurs auxquels on croit ? C’est l’essence du travail du distributeur indépendant. Il doit sélectionner les meilleurs auteurs locaux et internationaux. On pourrait rester en mode pygmée et garder juste nos grandes signatures. Mais ce n’est pas très sexy comme perspective mais c’est économiquement raisonnable. Nous n’avons pas de volonté de grossir démesurément, il faut que l’on reste cette petite PME familiale qui prend soin des choses et n’est pas dans l’industrialisation. Nous n’avons pas vocation à sortir 25 films par an. C’est le prix de notre liberté. Nous sommes sur un modèle d’économie participative. Tout le monde est actionnaire de la boite à des petits niveaux. Quand ça gagne, on redistribue, on a tous eu des iPad pro (rires).

Nous avons l’impression que le grand méchant a changé de visage. L’an passé c’était Netflix, aujourd’hui c’est Disney…
Le débat sur Netflix est totalement faussé. C’est un débat d’arrière-garde. Pourquoi s’en prendre à quelque chose d’inéluctable ? Dans un premier temps, streaming et Netflix c’étaient le même mot. Netflix a bâti un modèle. Techniquement, c’est efficace, sur le plan marketing, c’est remarquable. Après, face à la versatilité du cerveau humain, l’algorithme sera toujours insuffisant. Aujourd’hui, les gens de Netflix visent les ados. Scorsese, Cuaron… ces films de prestige ne représentent qu’1% des contenus, c’est juste une campagne marketing pour faire croire que Netflix c’est aussi le cinéma. Ils ne découvrent personne ou presque. Ils ne produisent pas, ils financent. Netflix n’intervient d’ailleurs pas sur les films, ils signent juste des chèques. Et le plus souvent, les films que les réalisateurs font pour Netflix sont leur plus mauvais. En tout cas de mon point de vue. Netflix, c’est le buffet à volonté à dix balles. Tu peux bouffer tant que tu veux, tu peux même t’en faire une indigestion. Disney+ va arriver, cela va être un carnage. Toutes les familles vont les prendre, à six euros par mois, avec des exclus Star Wars, c’est imbattable. Netflix va commencer à perdre des plumes, surtout à 10-15 euros, surtout que les ados, passé l’effet nouveauté, s’aperçoivent aussi de l’uniformité des films proposés. Amazon Prime se veut plus qualitatif, mais je retrouve dans le catalogue les films que j’avais sortis en VHS dans les années 90 dont l’intégrale Van Damme. Bon, pour les nostalgiques, cela peut faire la blague (rires). Mais Prime fait partie d’un écosystème Amazon qui veut juste garder les consommateurs en activité. Apple va arriver aussi. Là je vois la série «See» de Steven Knight qui a créé ma série préférée de tous les temps, «Peaky Blinders», sur Apple+. Cette plateforme a choisi de ne pas pratiquer le «binge watching» comme Netflix, mais de revenir à un épisode par semaine. C’est intéressant.

Votre comparaison avec le buffet me semble pertinente. Cela offre justement à la critique et aux distributeurs indépendants une chance de toucher à nouveau le public en le guidant vers les meilleurs contenus.
Je pense effectivement que ce sera la problématique clé. Comment trouver le bon contenu à travers les méandres des différentes plateformes ? Il faudra que ce «prestataire» externe soit suffisamment indépendant et économiquement viable. C’est un casse-tête mais on voit bien qu’il manque quelque chose. Je crois aussi que vont émerger des micro-plateformes spécialisées dans le cinéma d’horreur etc. Je trouve que c’est une démarche intéressante de se spécialiser dans un genre donné. Cela résoudrait d’une certaine manière le problème du choix. Je pense que l’on va assister à une nouvelle forme de consommateur qui alternera en fonction des catalogues. Selon des études, l’enveloppe qui sera consacrée à ces loisirs-là sera de 15 euros par mois, soit deux-trois abonnements. Ce spectateur-là, pour l’attirer, cela va devenir de plus en plus complexe et de plus en plus cher.

En France, il y a aussi la chronologie des médias.
Tous les films ne sont pas égaux face à cette chronologie. Dans un monde où tout va vite, elle reste très handicapante. Elle est très bien pour l’écosystème du cinéma français. Pour les films étrangers, en revanche, ils ne subissent que les contraintes. J’aimerais une chronologie à deux vitesses, une pour les films français, une autre pour les films étrangers mais apparemment cela fait ch… pas mal de monde. De toute façon, cela bougera très vite. Je comprends très bien la démarche du CNC. Nos chaînes de télévision ont des obligations de financement du cinéma français, si bien que cette chronologique existe et que notre cinéma résiste. Il s’exporte de moins en moins bien mais il résiste. Je pense que les plate-formes vont céder et vont accepter de financer le cinéma français et européen, ce qui va diminuer les obligations des chaînes de télévision, en échange d’une chronologie réduite d’une manière très significative. Pourquoi ne pas faire confiance aux distributeurs ? De toute façon, c’est notre argent, ou celui de notre banque (rires). Par exemple, pour «Parasite», nous avons attendu longtemps avant de le sortir en VOD puis en DVD car le film marchait fort en salle et tous les exploitants étaient contents. Par contre, un film comme «Galveston» de Mélanie Laurent, qui a connu une sortie difficile, peut-être qu’une relance un mois après en digital et en physique aurait permis de donner un souffle à son exploitation. Cela s’oublie trop vite un film de cette «taille»-là. Notre monde est engagé dans une course de vitesse, le cinéma français est obligé de s’adapter. Si on nous empêche légalement, nous sciions la branche sur laquelle une trentaine de distributeurs indépendants sont assis.

Sans compter le fléau du piratage…
Le piratage a flingué le marché du DVD. La génération qui a vingt ans aujourd’hui a vécu avec un monde entièrement digitalisé et donc le support physique, on peut oublier. Nous accompagnons juste ce support vers sa petite mort avec des éditions physiques haut de gamme.

L’année a été très dure pour la distribution indépendante. Quelles sont pour vous les perspectives ?
S’il y a peut-être la résultante de prise de risques trop importantes chez certains, c’était hélas inéluctable. Le marché change plus vite que notre capacité à nous adapter. Tout le monde s’en fiche de laisser des petites PME de quatre-cinq personnes sur la route. Il ne faut jamais oublier que le CNC est une vraie chance, en France. Il parvient à donner en apparence une certaine diversité culturelle. Au lieu de passer notre temps à râler, nous devrions dire merci. Le secteur de la culture est très subventionné et c’est tant mieux.

https://parismatch.com

Yannick Vely

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here